Explications sur la Performance Capture, son fonctionnement et les raisons de son utilisation (Texte de Rafik Djoumi):
Quelque chose de notable s’est produit cette année, entre la sortie de La Planète des singes les origines et celle des Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne. La presse internationale a décidé de traiter ces deux films en évoquant... les comédiens qui en incarnaient les rôles principaux. Ce pourrait être le B.A.BA de la chronique de films mais, dans le cas d’œuvres tournées en performance capture, cette évocation est exceptionnelle. Pourquoi une partie de la critique et du public restent-ils réfractaires à cette méthode de fabrication ? Pourquoi souhaite-t-on "voir le visage des acteurs" avant d'appréhender leur performance ?
"Quel intérêt ont les acteurs" à participer à des films des films dans lesquels "on ne les reconnait pas" ?
- C'est la question que l'on se posait, sur le plateau de l'émission Télématin, sur France 2, à propos du Tintin de Spielberg. Pour la chroniqueuse Charlotte Bouteloup, jouer une scène dans sa continuité et avec liberté de mouvement (sans se préoccuper ni de la caméra ni de la lumière), à la façon d'un acteur de théâtre, devait être quelque chose de "très ingrat" et "pas très amusant".
- Point de vue inverse dans l'émission La Quotidienne du cinéma, sur TPS Star. Yannick Dahan s'emporte au contraire, et évoque une méthode qui "place l'acteur au centre", initiant une "révolution" dans la façon de concevoir les films.
Lien vers cette vidéo:
http://www.youtube.com/watch?v=GibdVgn9i0U
La sortie largement médiatisée du film de Spielberg a eu l'avantage de poser plus clairement la question de la performance capture, et révéler la nature des résistances que suscite ce procédé.
Car depuis la sortie du Pôle Express de Robert Zemeckis, il y a déjà sept ans, tous les films ayant eu recours à la performance capture (Monster House, Beowulf, Le Drôle de Noël de Scrooge ainsi que toute une partie d’Avatar) se sont vus immanquablement rangés dans la case "animation". Malgré les noms de stars à l’affiche et les multiples interviews, malgré la promotion, malgré les images de tournage disponibles sur les DVD, les commentaires des journalistes ou des spectateurs évitaient régulièrement d’impliquer franchement le nom des comédiens dans leur appréciation de l’œuvre, ne sachant manifestement pas trop quoi faire de cette "présence". On pouvait lire des critiques élogieuses de Beowulf, qui rendaient hommage au talent du réalisateur ou du scénariste; mais pratiquement aucune qui ne lie à cette réussite les performances de Ray Winstone, John Malkovich, Robin Wright-Penn, Anthony Hopkins ou Angelina Jolie.
Quelques bonnes critiques mais pratiquement aucun commentaire sur le jeu des acteurs.
Cette mise à l’écart des comédiens fut si manifeste que, durant le tournage d’Avatar, James Cameron avait prévenu son actrice Zoe Saldana que, même dans le cas (alors jugé improbable) ou son film ferait autant d'entrées que Titanic, elle n’aurait très certainement pas la couverture médiatique qu’avait pu connaître en son temps Kate Winslet.
L'émotion et le charisme dégagés par Neytiri ne seraient pas transférés par le public vers l'image de la comédienne, comme ce fut le cas autrefois avec le personnage de Rose DeWitt.
Cela signifiait que le "vrai" visage de Zoe Saldana n'ornerait pas les chambres d'adolescentes ou les couvertures de magazines de mode. Et que son nom n'égalerait pas celui de la "révélation Winslet". Ne parlons même pas d’une hypothétique nomination aux Oscars...
Résistances
Comment se fait-il qu’une méthode de tournage intégralement pensée autour de la performance du comédien ait eu pour premier effet de faire disparaître le comédien dans l’imaginaire du public et des divers professionnels ?
Sur ces sept dernières années, nous n’avons été que cinq journalistes en France (Julien Dupuy, Arnaud Bordas, Pascal Pinteau, Alain Bielik et moi-même) à évoquer régulièrement ce procédé que nous tenions pour révolutionnaire, en tentant d’expliquer ses raisons d’être, ses fondements, et ses potentiels apparemment illimités. Cet isolement relatif nous a placés dans une position d’observateurs privilégiés de la "réaction", de la franche résistance, voire même assez fréquemment du déni, chez une partie de nos lecteurs et chez nos collègues (une sélection de ces articles est disponible en fin de page).
Cependant, les plus grands cinéastes en activité se sont, au fil des ans, attelés à ce procédé.
Modus Operandi
Julien Dupuy fut le premier journaliste en France (et probablement en Europe) à avoir parfaitement saisi les enjeux de la performance capture, qu’il tenta de résumer par écrit:
"J'aimais bien Robert Zemeckis mais sans plus d’effervescence. Cependant, sur Contact (1997), j'ai commencé à réaliser qu'il avait un "plan" dans sa façon d'utiliser le numérique. Et la dernière partie d’Apparences (2000) a achevé de me convaincre de cela.
Je n'avais jamais vu quelqu'un utiliser le numérique de cette façon dans sa mise en scène, non pas pour concevoir un simple truquage mais vraiment pour filmer ses séquences d’une manière inédite à l’aide d’une caméra omnipotente.
J’attendais donc la suite avec impatience"
"Or il se trouve que le premier teaser du Pôle Express (2004) m'a dérouté. Pourquoi diable Zemeckis, après Contact et Apparences, avait-il décidé de faire un film d'animation photoréaliste ? Je ne comprenais pas la logique. Aussi, je me suis rendu à Rome, à une conférence que donnait son producteur Steve Starkey. C’était vers le mois de Septembre 2004, deux mois avant la sortie américaine du film. Le but de cette conférence était d’exposer à la presse européenne leur Modus Operandi. Je pense qu’il y avait de leur part une vraie volonté pédagogique. Sauf que c’était très axé sur le jeu du comédien ou, comme le disait Steve Starkey "le moyen numérique de capter l'âme des comédiens". Franchement, à ce moment, je n’étais pas encore très convaincu; la capture de mouvement (motion capture), on connaissait ça au moins depuis les figurants virtuels de Titanic. En fait ce n’est que lorsque Starkey a expliqué plus en détail la méthode de travail, c’est-à-dire toute l’organisation qu'ils avaient imaginé autour de cette motion capture, que j'ai compris ce que ça ouvrait réellement comme perspectives. Il s’agissait, plus globalement, d’une nouvelle forme de captation. Je comprenais alors soudain en quoi cette méthode offrait à Zemeckis une caméra omnipotente, une version optimisée et libérée de ce qu’il avait cherché à faire avec le final d'Apparences. La capture de mouvement devenait la nouvelle caméra! Ce qui n’était au départ qu’un outil, Zemeckis s’en était servi pour faire basculer le Cinéma dans un tout nouveau champ. Du coup, à la fin de la conférence, j'étais euphorique, avec l’impression d’avoir assisté à une naissance. Je n'avais jamais vécu ça dans ma cinéphilie. Malheureusement, j’ai vite constaté autour de moi que tout ce que les journalistes présents avaient retenu, c'était uniquement la question de la capture de mouvement, et notamment le fait que Tom Hanks puisse interpréter un gamin de 10 ans."
De retour à Paris, Dupuy rédigea un article pour le magazine Mad Movies, sobrement intitulé Il était une fois la Révolution ("oui, j’avoue que j’étais aussi enthousiaste que péremptoire" reconnaît-il), article qui se concluait par ce constat à priori limpide: "C’est donc bien la totalité des métiers du cinéma qui risque d’être bouleversée par cette nouvelle approche de la conception d’un film, un constat aussi exaltant qu’effrayant, dressé par Zemeckis: «La bonne nouvelle, c’est que tout est possible. La mauvaise, c’est que tout est possible.» (…)»
Or curieusement, les premières réactions à cet article, glanées sur les forums Internet, tentaient d’invalider le discours du journaliste en y opposant l’idée d’un échec artistique. En gros, il n’y avait pas de révolution possible puisque le film... ne semblait pas très bon !
"Le plus drôle, c'est que moi-même je n'aime pas trop le film, admet Dupuy. C'est un film laboratoire. Je ne crois pas que Zemeckis ambitionnait de faire ici un grand film mais plutôt un grand pas. Et le grand budget de ce film familial pour fêtes de Noël lui en offrait les moyens."
Reste que dans le petit cercle cinéphile, celui qui d’habitude se préoccupe de technique cinématographique, on constatait d’emblée une abondante confusion entre la fin et les moyens, comme si l’on attendait de ce film-prototype qu’il tienne à lui seul toutes les promesses artistiques qu’il n’annonçait qu’à long terme. En dehors de ce cercle, Le Pôle Express fut tout simplement assimilé à un film d’animation en images de synthèse, comme Hollywood en produit depuis le milieu des années 90. L’étrangeté de son visuel, et surtout le caractère non animé (puisque incarné) de ses personnages, aura suffi à le ranger dans la case des films d’animation mal animés. "Personne ne semblait comprendre, regrette Julien Dupuy. Plus tard, en 2006, Monster House a été présenté en avant-première au festival d’animation d’Annecy. Mais il est évident que ce n’était pas sa place.» (voir l'exemple de ce blog spécialisé qui regrettait alors pour ce film une "animation correcte mais pas révolutionnaire")
Cinéastes hybrides
Cette difficulté à appréhender ce cinéma hybride, ni tout à fait traditionnel, ni tout à fait animé, a donc généré une résistance à tous les niveaux: chez les spectateurs, décontenancés par une gestuelle de personnages forcément éloignée des conventions propres à l’art de l’animation; chez les critiques qui, malgré des dossiers de presse explicatifs, s’en remettaient aux sujets des films pour les ranger précipitamment dans la case "film pour enfants donc animé". Mais il y eut également de la résistance dans le monde de l’animation (Pixar annonçant avec humour, dans ses génériques de fin, "aucun animal n’a été motion capturé dans la création de ce film"), une résistance teintée de crainte chez les comédiens (malgré les encouragements répétés de ceux qui avaient franchi le pas) et enfin, le plus problématique, une résistance à ce procédé onéreux au cœur même des studios.
Zemeckis a ainsi dû passer d’une major à l’autre (Warner, Columbia, Paramount, Disney) pour pouvoir continuer dans la voie qu’il s’était tracée. Alors que sa production Milo sur Mars se voyait littéralement sabordée (sortie expéditive, promo minimale, pas de sortie salle en France) et que son projet de remake de Yellow Submarine était annulé par Disney, on pouvait lire quantité d'informations sur les sites de cinéma ou même généralistes qui se réjouissaient (!) ouvertement de cet état de fait, heureux que Zemeckis soit à priori amené à refaire un film "normal".(ce que nous appelons ici, avec d'énormes guillemets, un film "normal" se voit parfois désigné par l'expression assez cocasse de "film en images réelles")
De son côté, James Cameron a du mener un bras de fer avec la Fox, jusqu’à menacer de passer chez le concurrent Disney, pour que son projet Avatar reçoive le feu vert au prix d’un montage financier compliqué et éparpillé. Enfin, Tintin et le secret de la Licorne a été rejeté par Universal puis par Paramount avant de se retrouver chez Sony Columbia, malgré le poids commercial démesuré de ses créateurs Steven Spielberg et Peter Jackson. Les motifs du refus étaient généralement liés aux résultats financiers décevants de Beowulf (un film interdit aux mineurs basé sur un poème épique) et du Drôle de Noël de Scrooge (un film pour enfants basé sur un conte célèbre). Ce faisant, les patrons de studio révèlaient qu’à leurs yeux, et aux yeux des spectateurs, les films utilisant la performance capture étaient vus comme un genre à part entière et non un procédé de fabrication.
Caprices
Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’un groupe de cinéastes, et pas des moindres (Zemeckis, Spielberg, Cameron, Jackson, auxquels on peut rajouter David Fincher, Sam Raimi ou George Miller qui ont eu recours partiellement à ces méthodes) a dû peser de tout son poids commercial afin d’imposer cette idée de cinéma hybride, à la fois aux financiers et au public. A plus d’une reprise, leur insistance a été assimilée à du caprice. Et le succès pourtant démesuré d’Avatar n’a que très sensiblement diminué cette défiance. On continue à croiser régulièrement des avis qui estiment que ces œuvres auraient pu et du être faites autrement. Pourtant, dès 2004, Steve Starkey affirmait au sujet du Pôle Express, avec une pointe d’agacement: "Oui, effectivement, il nous aurait été possible de faire ce film autrement. Il aurait alors coûté un milliard de dollars et n’aurait absolument pas ressemblé à ce qu’il est actuellement !"
Qu’est ce qui motive alors ce blocage?
D’où vient cette frustration qui fait que de nombreux cinéphiles en veulent ouvertement à ces cinéastes talentueux d’avoir choisi cette voie?
Et enfin, pourquoi se refuse-t-on à reconnaître la "présence" des comédiens qui ont incarné ces personnages?
Clones virtuels
Depuis l’affirmation des premières images de synthèse au cinéma, au milieu des années 80, les médias ont régulièrement agité le spectre du clone virtuel, une doublure numérique docile qui, à terme, remplacerait les comédiens. Cette prophétie a généré quelques fictions (du Looker de Michael Crichton en 1981 au S1mone de Andrew Niccol en 2002) et elle s’est proclamée comme accomplie à la sortie de Jurassic Park en 1993. Dès la fin de cette année 1993, Stanley Kubrick et James Cameron annonçaient de futurs projets (A.I. et Avatar) qui tenteraient de fusionner le comédien à cette révolution numérique. Les magazines de cinéma effacèrent aussitôt le terme "fusionner" pour lui substituer celui de "remplacer". Pour ces médias de l’époque, les dinosaures de Spielberg annonçaient l’imminence de la création, à Hollywood, d’une armée de clones de Bogart, James Dean ou Marilyn, et l’on s’interrogeait déjà sur l’éthique d’une telle démarche. Assez curieusement, tandis que la publicité s’autorisait très fréquemment à ressusciter les cadavres (Marilyn pour Chanel, Steve McQueen pour la Ford Puma, Elvis pour Pizza Hut etc.) c’est vers le cinéma que les soupçons de clonage se portaient en masse. Les cinéastes, qui rappelons-le ont choisi de consacrer leur vie entière au travail avec des comédiens, étaient vus d’emblée comme des psychorigides pressés d’éliminer leurs plus précieux collaborateurs. Et pourtant, dans leurs tentatives d’expliquer cette fusion à venir, encore très théorique, ces cinéastes incriminés répétaient en boucle deux arguments: 1/ ces techniques à venir serviront à créer des personnages qu’il est impossible d’obtenir autrement (créatures difformes, aliens géants) – 2/ on ne peut PAS remplacer les comédiens et cela ne servirait à RIEN.
Dire que ces arguments n’ont pas été entendus relève du doux euphémisme. Extraits d’un entretien avec James Cameron – Ciné Live – Janvier 1999:
- Votre amour des acteurs est très fort, alors pourquoi un projet comme Avatar, dans lequel les acteurs sont virtuels ?
- Vous savez, Avatar… Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas imaginer l’émotion qu’un tel film peut représenter. (...)
- Mais Avatar ne fait appel qu’à des acteurs digitaux ?
- Non, non, non… Avatar sera hybride (...)
Effets spéciaux
Il n’y a rien d'étonnant à ce que les premiers journalistes qui se soient intéressés de près à la performance capture aient été largement versés dans l'univers des effets spéciaux. Loin de la croyance générale qui fait de ce terme une sous-section technologique du Cinéma, cette portion cinéphile sait que le cinéma tout entier, de Spielberg aux frères Dardenne, est en lui-même un effet spécial; une illusion de mouvement générée par notre cerveau, qui interprète un effet de continuité là où il n’y a qu’une succession rapide d’images, en clair un truquage (et à l'heure où l'on célèbre le génie national de Méliès, il serait peut-être temps de comprendre les raisons qui ont fait du cinématographe, cet appareil scientifique de reproduction et de mesure du mouvement, un outil immédiatement "détourné de sa fonction" par les illusionnistes et le monde du spectacle). "Les effets spéciaux sont une façon optimisée de raconter une histoire, précise Julien Dupuy. Le premier film à effets spéciaux qui m'a vraiment impressionné, c'était Citizen Kane. Et puis il y a eu le cinéma d’Hitchcock, blindé d'effets. C'est ce côté ingénieur du cinéma, à son paroxysme, qui me séduit. La performance capture ne veut pas dire grand chose si on la ramène exclusivement au problème du comédien. Pour moi, elle ne devient intéressante que si on l'envisage comme le futur du cinéma tout court." Comprendre la performance capture et son potentiel nécessite donc de comprendre ce que cette méthode implique à l’échelle globale de la fabrication d’un film ("la totalité des métiers du cinéma" comme explicité plus haut). Et ce malentendu est une des raisons probables du blocage.
James Dean est mort
Mais il est un autre malentendu, plus important, que tous les promoteurs de la performance capture ont pu constater un jour. Alors qu’ils prenaient soin d’expliquer à leur interlocuteur le pourquoi du comment de cette révolution, l’échange se terminait immanquablement par la phrase: "Oui, peut-être, mais moi j’ai besoin de voir les acteurs." Une déclaration désarmante, et qui ne peut appeler qu’une réponse bête d’évidence: "Mais, au cinéma, tu ne les vois jamais les acteurs.", réponse aussitôt accueillie d’un grand geste d’exaspération.
On touche pourtant ici au nœud du problème: la performance d’un comédien enregistrée de façon photochimique en deux dimensions (le cinéma traditionnel) est intuitivement vécue comme étant le témoignage de sa "présence". Tandis que la performance d’un comédien enregistrée de façon numérique en trois dimensions (les films en performance capture) relèverait du pur artifice électronique, de l’animation. On aurait besoin de "voir" James Dean à l’écran sans qu’un petit malin vienne nous rappeler qu'en réalité James Dean est mort et que celui que l'on voit à l'écran n'a jamais été qu'une image, un fantôme, une convention.
Quand la bien vivante Zoe Saldana dit à propos de Neytiri: "Ce que je vois à l’écran, c’est moi ! Dans ma totalité", sa déclaration est aussitôt rangée dans le tiroir du discours promotionnel. C'est pourtant bien la totalité de son être qui semble avoir donné "présence" et émotion à cet amas de pixels. Ce refus d’entendre, de comprendre l’investissement des comédiens dans ces rôles, a fini par générer une certaine colère et l’on pouvait récemment entendre Jamie Bell, alias Tintin, déclarer à la presse sur un ton très peu promo : "Je me suis déplacé une côte en faisant une glissade sur un des tapis trop durs. Alors si quelqu'un me demande "Hé ! C'est vous qui faîtes la voix de Tintin ?" je lui répondrais d'aller se faire foutre!"
Notez que les multiples caméras présentes ne "filment" pas. Elles servent de témoin spatial. C'est bien Spielberg qui "filme" en manipulant l'énorme console. Ce système, très différent de celui de Zemeckis ou de Cameron, a été créé à sa demande lorsque Spielberg a fait savoir qu'il avait besoin du jeu des comédiens pour déterminer ses angles.
Néanmoins, la post-production lui permettra, s'il le souhaite, de choisir n'importe quel autre angle puisque la performance est enregistrée dans sa totalité dans l'espace.
Maquillage numérique
Depuis son interprétation remarquée de Gollum dans Le Seigneur des anneaux – Les Deux tours (un personnage qui, lui, a très largement bénéficié du talent des animateurs pour prendre vie), Andy Serkis est devenu l’incarnation de ce bouleversement dans l'emploi du comédien, en interprétant successivement le rôle-titre de King Kong, César dans La Planète des singes les origines, Haddock dans Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne. En l’an 2000, sur le plateau des Deux Tours, Sir Ian McKellen lui conseillait déjà de rédiger un ouvrage sur son expérience, convaincu que d’autres comédiens ne tarderaient pas à suivre ses traces. Depuis, Andy Serkis s’est vu comparé à la star du muet Lon Chaney, celui que l’on surnommait autrefois "L’homme aux mille visages" pour ses multiples rôles marquants et grimés.
Lon Chaney dit "L’homme aux mille visages"
Cette analogie ingénieuse a autorisé les cinéastes à évoquer la performance capture comme, au fond, rien de moins qu’un simple "maquillage numérique", en une tentative d’apaiser les esprits et les craintes de certains acteurs par une grossière simplification du procédé (mais allez ensuite leur expliquer que, dans Monster House, Kathleen Turner interprète une maison, et l’analogie au maquillage en prendra un coup !)
A l’inverse, on aura pu voir certains de ces "maquillages numériques" être accueillis sans la moindre appréhension ni réflexion par le public et les médias. A la sortie de la projection de presse de L'Etrange histoire de Benjamin Button, mon oreille a surpris un échange tenu par des journalistes de la presse culturelle à grand tirage. Il y était question d’un plan de la fusée Apollo 11, s’élevant au-dessus d’un coucher de soleil peut-être un peu trop magnifique, quasi-irréel, et qui faisait dire à l’un des journalistes: "Franchement il faut qu’il se calme avec le numérique, David Fincher". Une déclaration pour le moins remarquable lorsqu’elle adresse un film dont chaque plan a été abondamment truqué de façon numérique. Nous venions d’assister à deux heures et demi de séquences où les visages et les corps de Brad Pitt et de Cate Blanchett avaient été triturés, déformés, recomposés, vieillis, rajeunis, mêlés à des corps d’enfants, d’handicapés ou de danseuses étoile (une seule séquence du film nous présente les deux vedettes sous leur "vrai" visage) sans que ne se manifeste la moindre réaction de rejet du public, sans que ne soit remise en cause la "présence" des comédiens. La raison en est que, dans la majeure partie du film, ces triturations numériques conservaient les traits caractéristiques des visages de Brad Pitt et de Cate Blanchett. La reproduction numérique n’était donc pas un problème en soi tant que les efforts de photoréalisme permettaient au public de "voir l’acteur".
Or, Lon Chaney s'était fait un nom, était "reconnu" par le public de son époque sans que ce dernier ressente le besoin de "voir son visage". Plus près de nous, le comédien John Hurt accédait au vedetteriat pour sa prestation dans Elephant Man, son "vrai" visage recouvert par des kilos de latex. Depuis les premières Stars de l'écran, le public reconnait (ou dit reconnaître) l'importance de l'artifice, du maquillage, de l'éclairage, qui fabriquent l'illusion nécessaire de ce que nous appelons "l'acteur". Depuis quelques millénaires, le masque est la synecdoque du théâtre.
Ces conventions, selon lesquelles un acteur était celui qui portait le masque, pouvaient sembler établies. La performance capture révèle au contraire, à travers les résistances qu'elle génère, la puissance de l'illusion.
Idoles
Nous voici donc parvenus, semble-t-il, au véritable cœur du blocage.
Jusqu’alors tous les films en performance capture ont été des exercices de style qui tentaient de recréer sous une forme cinématographique diverses évocations picturales (illustrations de livres pour enfants dans Le Pôle Express, peinture romantico-héroïque dans Beowulf, ligne claire d’Hergé dans Tintin). Leur priorité a été de plonger leur public dans un univers fantastique et inédit, peuplé de personnages incarnés. D'une certaine façon, ces films reposent sur les conventions antiques du "faire croire", du théâtre où l'on porte le masque. Or, depuis l’époque du muet, le public ne va pas tant en salle pour voir des personnages prendre vie que pour voir des "stars s’incarner dans des personnages".
Le rapport singulier qui lie ces stars de l’écran au public a été étudié avec grande intelligence par l’anthropologue et cinéphile Edgar Morin à travers deux essais: Le Cinéma ou l'homme imaginaire (1956) et Les Stars (1957). Si l’on en croit Morin, le Cinématographe, cette avancée technologique portée par un XIXème siècle au rationalisme exigeant, aura permis la résurgence de la pensée archaïque, en autorisant de nouvelles formes de participations affectives, en grande partie équivalentes aux cultes du passé. Les films devenaient les nouvelles amulettes/fétiches de l’homme moderne, et le vocabulaire associé aux œuvres filmiques et aux fantômes qui les peuplent (magie, rêve, reflet, âme, esprit, étoiles, idoles) trahissait le caractère magique, occulte, mystique, de ces mystérieuses "séances" de cinéma en salles obscures.
Cela reviendrait donc à dire qu’on ne va pas au cinéma pour "voir un acteur" dont on sait rationnellement qu’il ne sera pas là, mais pour se recueillir devant l'équivalent moderne d'une statue de la vierge Marie, que l’affect social du moment chargera de puissance mythologique et symbolique. A terme, nous avons fini par croire à la vérité de l'acteur sur l'écran, de la même façon que le chrétien finit par croire que cette statue est véritablement la Vierge devant lui. Ce que nous voyons n'est plus une convention, un artifice, une représentation mentale, mais "le vrai visage de l'acteur".
Pour paraphraser Baudrillard, le simulacre a fini par précéder et déterminer le réel.
La Trahison des images
Or, pour l’heure, les films tournés en performance capture ont préféré éviter de reproduire de façon bêtement photoréaliste le visage de l’acteur. Les personnages présents à l’écran ont été, le plus souvent et volontairement, des évocations stylisées du visages des comédiens. Face à ces films, ce n'est donc plus la star/statue au visage si familier devant laquelle nous nous recueillons mais une fiction qui soudain nous crie son nom, annonce son artifice. Nous voici devant le résultat concret du travail d’un comédien qui a fait son métier d'origine (celui d'avant l'existence des Stars), c’est-à-dire incarner un personnage au point de disparaître dans son enveloppe.
Ainsi l’image cinématographique redevient image.
Elle n’exige plus de nous ce constant aller-retour entre ce qui se produit à l'écran et le monde médiatique dans lequel nous baignons au quotidien; cette triple conscience d'avoir à l'image un personnage de fiction, qui renvoie à une vedette médiatique, qui renvoie à un être humain vivant dans notre monde. Il n'y a plus que Tintin à l'écran et la simple participation à la fiction qui nous est proposée.
De même que la pipe autrefois dessinée par René Magritte s'amusait à gifler nos représentations mentales en nous rappelant qu'elle n’était pas une pipe mais un dessin, le Tintin incarné à l’image par l’acteur Jamie Bell n’est pas un acteur mais une incarnation par l’image.