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par neomitch » jeu. juin 28, 2012 4:17 pm
Encore un "pavé", signé Rafik Djoumi, qui convient plutôt bien sur certains points au présent débat:
Après la chronique de Judith Bernard consacrée à Avatar, nous avons reçu de notre @sinaute Rafik Djoumi, par ailleurs critique de cinéma, le texte suivant, auquel nous souhaitons donner un large écho.
Aïaïaïe ! En entendant les propos flatteurs de Régis Debray au sujet d’Avatar, j’avais bien noté le visage surpris de Judith. « Quoi ? Comment ? L’ancien compagnon de route du Che faisant l’éloge de l’impérialisme culturel yankee ? ». Aussi, j’attendais bien une réaction mais je redoutais qu’elle prenne la forme d’une tentative de décryptage du film. Soit…
Dans votre émission, Judith, vous constatiez la disparition d’une critique cinématographique digne de ce nom et pourtant, à travers cette chronique, vous venez de résumer pour nous les trente années de dérive qui ont fait de la critique française ce qu’elle est aujourd’hui ; à savoir une entreprise de réductionnisme visant à faire du Cinéma la bête caricature de notre actualité et à plaquer sur l’ensemble de la production cinématographique cette grille de lecture unique qu’on nomme « reflet du réel ». Un exercice loin d’être gratuit puisqu’il permet d’écarter environ 97% des films produits, aussitôt discrédités et jetés dans le sac du divertissement de masse, pour ne retenir que les 3% de films effectivement préoccupés par leur rapport au « réel », dont on pourra ensuite déployer le discours prédicateur en de longues colonnes moralisatrices et assurer ainsi la perpétuation d’un discours dominant (celui qui, par exemple, décrète que Ken Loach nous aide à penser le monde tandis que les frères Wachowski nous « divertissent » à coups d’effets spéciaux).
Juste avant d’aborder Avatar, Régis Debray vous parlait pourtant de notre « legs de légendes et de contes », en citant explicitement Charles Perrault et l’Ancien Testament. Mais aussitôt, vous leur substituez Voltaire ! Quand Debray vous invite sur les terres de la Mythologie d’Homère, vous lui répondez « Si l’on s’en tient à la fable... ».
premier et dernier plan : des yeux s'ouvrent
Vous avez donc choisi comme point de départ pour votre texte la Fable écologique et la Parabole sur la colonisation. Et effectivement on peut, si on le souhaite, aborder Avatar sous cet angle exclusif. De la même façon, rien ne nous interdit de voir en Moby Dick un roman sur les joies de la pêche en haute mer ou de considérer Finnegans Wake comme une mise en garde sur les ravages de l’alcoolisme dublinois. Le choix de l’angle exclusif permet justement d’exclure tous les éléments parasitaires qui risqueraient d’invalider la démonstration, lorsqu’on tente de ramener une œuvre de fiction à un sens unique.
D’autres spectateurs auraient peut-être choisi comme point de départ les images du film, constatant que le tout premier plan sur le héros (un œil qui s’ouvre) résonnait et raisonnait avec le tout dernier plan de l’œuvre (une paire d’yeux qui s’ouvre) ; ce qui les aurait amené à considérer la phrase récurrente que s’échangent les protagonistes durant tout le film (« I see you ») comme un élément fondamental et éclairant. Pour eux, forcément, Avatar serait une Parabole sur le regard. Enfin, d’autres spectateurs, plus sensibles aux dialogues, se seraient arrêtés sur les premiers mots prononcés par ce héros (« When I was lying in the V.A. hospital with a big hole blown through the middle of my life, I started having these dreams of flying. I was free. But sooner or later though, you always have to wake up. You don’t dream in Cryo. » - « Quand j'étais allongé à l'Hopital des vétérans, avec un grand trou béant au milieu de ma vie, j'ai commencé à avoir ces rêves où je pouvais voler. J'étais libre. Mais tôt ou tard, il faut se réveiller. On ne rêve pas en Cryo. »). Ces derniers auraient alors constaté que les protagonistes du film passaient justement leur temps à s’endormir ou à se réveiller. Et pour eux, Avatar serait assurément une Fable sur le rêve.
Or, le point de départ que l’on s’est choisi va immanquablement conditionner le reste de la démonstration, en ramenant chaque élément du récit dans le territoire analytique que l’on a circonscrit. Ainsi, pour le partisan (occidental) de la Parabole sur la colonisation, il est évident, voire « transparent », que les Na’vis représentent quelque population indigène dominée par l’homme blanc. Dès lors, chacun de leurs attributs physiques (leur queue, leur couleur bleue) renverrait forcément à leur exotisme ou leur état sauvage et il ne peut en être autrement. Pourtant, le paysan indien, celui-là même qui subit toutes les formes de colonialisme, vous répondra que meuh non pas du tout ; les Na’vis sont bleus tout simplement parce que le dieu Vishnou l’était, et que c’est bien la raison pour laquelle ce film s’appelle « Avatar ». L’amateur de science-fiction vous dira que les Na’vis ont cette couleur, cette longue queue et cette haute taille simplement parce que c’est ainsi qu’Edgar Rice Burroughs imaginait les « hommes aux plantes » dans sa série des John Carter of Mars (source d’inspiration revendiquée par James Cameron). L’internaute coréen, caché derrière son avatar, vous invitera à vous connecter à ce monde où différents « sites » sont reliés par un « vaste réseau » qui a la capacité de garder en mémoire les voix du passé, et où des millions de joueurs de MMORPG se plaisent à incarner les grands elfs bleus de la forêt. Et l’on pourrait continuer ainsi sur des pages et des pages…
Hollywood : tous dans le même sac !
Est-ce à dire que le film Avatar serait un vaste fourre-tout d’éléments culturels épars, vaguement recousus sous la forme d’un self-service new age, consommable en tous lieux de la planète, à la façon d’un Big mac ou d’une bouteille de Coca Cola ? C’est ce que la critique française disait autrefois de La Guerre des étoiles, de Matrix ou de tous ces énormes succès cinématographiques sur lesquels elle ne désire pas perdre de temps (alors que le Temps les rappelle constamment à elle). En partant du présupposé que l’Humanité est un ramassis d’imbéciles amnésiques, cette école critique assène au fond depuis trois décennies l’idée que TOUT grand succès cinématographique s’explique automatiquement par la bêtise de son discours, ses élans réactionnaires et sa qualité de « produit » adapté à notre consumérisme effréné du moment. Voilà comment, aux yeux de la critique contemporaine, un arbre géant qui s’écroule devient soudain une « analogie au 11 septembre 2001 » ou qu’une armée hi-tech fait soudain référence à « l’invasion américaine de l’Afghanistan », le tout sur la base d’un scénario écrit en 1995 ! N'oublions pas que c’est toujours le film à succès qui est coincé dans l’air du temps, jamais le chroniqueur paresseux. Bien évidemment, ces grands succès sortent tous du ventre fertile de la Bête hollywoodienne, ce qui facilite l'usage d'une clé de lecture quasi-automatique. Car Avatar est un film hollywoodien. Et comme nous le savons tous, chaque film hollywoodien est l’expression d’Hollywood et de ses marchands du Temple ; jamais l’expression de son auteur (réalisateur/scénariste/producteur dans le cas présent). Il est bien loin le temps où la critique française savait reconnaître la valeur intrinsèque des films sortis de l’usine hollywoodienne afin de déterminer sa célèbre « politique des auteurs » et mettre en lumière le génie d’une centaine d’artistes, jusque là considérés comme de simples valets du Capital et de la Maison Blanche. Mais je m’égare…
Un film qui touche est une oeuvre d'art
En choisissant un autre point de départ, selon lequel tous les angles et tous les points de vue exprimés sur Avatar ne s’excluent pas mutuellement ; en considérant l’idée (sulfureuse et scandaleuse) selon laquelle un film qui touche des centaines de millions de personne a peut-être quelque chose à nous apprendre sur l’Humanité ; en considérant enfin que le point commun à cette Humanité n’est pas la bêtise ; alors il nous faudrait approcher Avatar, non plus comme un simple appendice de notre actualité et de notre vision géopolitique du moment, mais plutôt comme un objet… oserais-je le dire… d’Art, c’est-à-dire un objet susceptible de défier notre intelligence et capable de nous ouvrir à des états de conscience que notre quotidien ignore. Après tout, j’ai beaucoup plus souvent entendu les mots « expérience » et « enchantement » à la sortie des salles diffusant Avatar, et beaucoup plus rarement les mots « colonisation » et « écologie ».
Mais approcher les films comme des objets d’Art et non plus comme des tracts d’actualité nécessite un tout nouveau champ lexical, où le mot « cliché » disparaît au profit d’ « archétype », où l’expression « carcan narratif » cède le pas à la « mécanique du récit ». Et surtout, il devient impératif de ne plus lire les éléments de façon détachée (à la seule lumière d’une conclusion qu’on est pressé d’atteindre) mais de procéder comme le film procède, c’est-à-dire en liant étroitement ces éléments en un tout signifiant et si possible harmonieux. On ne peut évoquer la chaise roulante du héros sans évoquer la combinaison prothétique du Colonel qui lui fait face, car le dialogue entre les deux hommes est entièrement conditionné par les correspondances qui s’établissent à l’image et au son (comme par exemple ce geste brutal et menaçant du bras mécanique lorsque le Colonel promet d’aider le héros). Evoquer ce handicap du personnage principal en mettant de côté ses multiples mises en scène (qui chacune nous disent quelque chose de différent à son sujet) revient à isoler la partition du violoncelliste au sein d’un grand orchestre symphonique et lui attribuer à elle seule le sens complet de l’Opéra.
Les Lumières en FRANCE ont tué l'imagination
Or il est intéressant de constater, chère Judith, qu’en évoquant Voltaire vous rappelez précisément la nature du handicap qui empêche la critique française (et pas seulement cinématographique) d’aborder avec intelligence les œuvres qui font à ce point appel à l’imaginaire. Car si l’esprit des Lumières a su offrir au monde des perspectives nouvelles et un horizon civilisateur, il a également laissé dans notre pays les blessures encore vives d’une guerre féroce contre l’imagination, celle que Malebranche appelait la « folle du logis » ; cette puissance occulte accusée de drainer du fond de notre esprit son lot de mysticisme et de superstitions. En parlant, chère Judith, de cette « grande fable qui nous met du rêve plein la vue et nous détourne des causes bien réelles pour lesquelles elle fait métaphore », vous rappelez l’étymologie de ce mot français si particulier qu’est le « divertissement », à savoir ce qui fait diversion, ce spectacle imaginaire qui nous détourne forcément de l’essentiel. La culture anglo-saxonne, elle, préfèrera nous parler « d’entertainment » (to entertain = s’occuper de ses invités) puisqu’à ses yeux l’imaginaire est une nourriture, une corne d’abondance, et non pas l’ennemi historique de notre rationalisme.
C’est la raison pour laquelle les œuvres d’Hermann Melville et de James Joyce ne sont pas françaises ; la raison pour laquelle Freud et Jung n’auraient pu naître sous le drapeau tricolore ; la raison pour laquelle le Surréalisme nous a été offert par des immigrants. Nous savons que le tableau Guernica dépeint un évènement historique précis mais nous nous trouvons désarmés lorsqu’il s’agit d’expliquer son pouvoir évocateur sur des esprits qui ignorent tout (et qui se contrefichent) de la guerre civile espagnole.
Nous savons très bien ce qu’est une Fable mais il semble que nous ayons oublié ce qu’est un Mythe.
Les Anglo-Saxons (dont Cameron) ont gardé la tradition du mythe
Bien avant d’être un film hollywoodien, Avatar est un film anglo-saxon. Son auteur, James Cameron, s’est vu coller toutes les étiquettes « du moment » par la critique française. On a dit de lui qu’il était reaganien à l’époque de Terminator, qu’il mettait en scène une « revanche fantasmée sur le Vietnam » à l’époque d’Aliens, qu’il était le grand promoteur de la Perestroïka à l’époque d’Abyss, qu’il offrait à l’ère Clinton une vision apaisée de la lutte des classes avec Titanic… et aujourd’hui, sous l’ère Obama, le voici écolo en quête de rédemption post-coloniale. Dans tous les cas, cet homme n’est jamais un artiste disposant de sa propre voix; il n'est que l’agence marketing des administrations successives, bref le valet du Capital et de la Maison Blanche.
Mais il est rare, beaucoup plus rare, de voir des français souligner le lien entre le Terminator et le Golem ; détailler la plastique des Aliens et leur environnement pour y débusquer les évocations sexuelles et infernales héritées de la Peinture ; considérer les fonds marins d’Abyss à la lumière de la citation de Nietzsche qui débute pourtant le film ; ou encore accepter de voir en Titanic un film apocalyptique.
James Cameron évolue dans le Mythe depuis presque trente ans, mais nous, en France, ne savons plus ce qu’est un Mythe.
***
Aussi, chère Judith, pour nourrir votre passion du Livre, je me permets de vous conseiller quelques ouvrages qui, j’en suis sûr, vous offriront plusieurs plateformes dans l’approche de ce type de films.
Sur la question de ces récits « simplistes » qui ont l’étrange faculté de séduire tant de gens à travers le monde :
Joseph Campbell - Le héros aux mille et un visages (nouvelle traduction française à paraître sous peu chez Oxus)
Sur la question du héros d’Avatar et du non usage de ses jambes :
Annick de Souzenelle – Nous sommes coupés en deux (éditions du Relié)
Sur la question du « Carcan narratif de l’industrie hollywoodienne » :
Robert McKee – Story (Dixit – actuellement épuisé)
Christopher Vogler - The Writer's Journey: Mythic Structure For Writers
Pour votre question « Bon, d'accord. Mais qui réussit à nous parler de quoi? », j’aurais aimé vous répondre « … de ce que les mots ne peuvent atteindre », mais plutôt que de heurter votre amour des Lettres, je m’autorise à vous renvoyer vers un texte de ma composition (écrit bien avant la sortie d’Avatar) qui propose l’esquisse de l'amorce d’un début de réponse : Les Intouchables
Et enfin, sur la question « hollywoodienne », un texte en deux parties :
L'Empire hollywoodien
L'Empire hollywoodien - partie 2
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neomitch le jeu. juin 28, 2012 4:27 pm, modifié 1 fois.